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Sécan, enchanteur éclatant !

 

J’ai enfin la joie de voir une exposition de Sécan,et quelle exposition !Je ne connaissais de lui jusqu’ici qu’une extraordinaire peinture murale au Palais de l’U.N. de New York, peinture rayonnant d’un extraordinaire enchantement d’espace panthéiste. Les hasards de notre perpétuels voyages ne nous avaient jamais fait rencontrer : c’est fait, depuis quelques mois, et j’ai trouvé, à travers son œuvre, et plus spécialement le groupage fait pour le Palais Royal de Milan,un peintre d’un exceptionnelle envergure ,l’un des plus authentique pionniers, avec Hans Hofmann, de ce devenir de l’expressionnisme abstrait, de l’abstraction lyrique et de la notion même d’espace pictural autant qu’axiomatique… j’ai aussi trouvé un ami…c’est dire quel plaisir j’ai à présenter son œuvre.

          Lors de notre première prise de contact, quand je lui ai fait part de mes réserves concernant le mot informel  tout seul, et même de parler d’ «  art informel », le mot informel dont je suis responsable n’ayant jamais représenté qu’un terrain totalement neutre, à signifier dans le «  type » artistique, c’est Sécan qui a parler le premier de subformel sur lequel je voudrais donner quelques éclaircissements. Sécan avait, sans méconnaître, lu mes livres, et c’est par gentillesse d’affinités qu’il avait lié cet adjectif concernant son œuvre à mon informel dont on a hélas par ailleurs tant abusé. Dans son cas, subformel, lié à subconscient, veut dire explorer les « en dé ça »  quand le pragmatisme d’ expression artistique les voit à l’état natif dans l’act de peindre, pour arriver, tenter passionnément d’arriver, en tous cas, à une sorte de meta-image ( ou meta – figuration) incarnant dans un maximum d’ efficacité artistique le monde magique des signes ignorés depuis le « Paradis Perdu », ou «  la chute des anges », ce qui nous mène heureusement aux antipodes d’ une préhistoire bestialo – sauvage où l’art digne de ce nom ne trouve pas sa place, n’en déplaise aux actuels participants de certains phénomènes régressifs…

          Sécan est un raffiné, pour qui complexité veut dire richesse, au besoin violence incluse, et de ceci se dégage une extraordinaire plénitude : quelle épreuve de force merveilleusement incantatoire représente, pour notre psycho- sensorialité d’amateurs d’art, la prise de contact avec l’ensemble de ces œuvres, certains de très grandes dimensions, réunies sur les seuls murs de l’immense salle des Cariatides, sans aucune brisure de rythme d’espace par des cloisons en épis ou des statues, et on jouent librement les seules limitations esthétique de ces œuvres définitivement explosives, dans un heureux paradoxe de métamorphose essentiellement artistique, où l’instant de notre «  maintenant » témoigne de l’éternité merveilleusement illusoire du temps à l’échelle humaine, aux limites si non aux illimites de notre perception.

          A cette puissance la joie devient dramatique et la tragédie un enchantement : il y a dans le contenu des œuvres de Sécan une magie irrésistible analogue aux dégagements perceptibles dans les «  GATHAS » de Zarathoustra comme dans la «  Volonté de Puissance »  de Nietzsche, et dans les poésies de Tristan Tzara et Ezra Pound : ces analogies plaident mieux que des abus de langages à prétentions critiques.  Je témoigne pour ce que j’aime : l’œuvre de Sécan, par delà l’heureuse épreuve de force qui heureusement elle nous propose, et donc impose aux «  amateurs d’art » rayonne d’une joie magique et en même temps d’une éthique, d’un art de vivre aussi rare que nécessaire, car là est toute la question, dépassées les «  modes » et leurs tabous d’indifférence… la peinture peinte n’est pas morte mais bien ceux qui veulent le faire croire.

          L’œuvre de Sécan est donc aussi un déjà de haute classe : aux amateurs capables de s’y hausser d’en vivre l’enchantement magique parce qu’essentiellement artistique.

 

Michel Tapié 13/7/’71

 

 

 

Universalité de Sécan  par  L.B. 1969

 

Saisir Sécan, arrêter un instant son histoire rapide: simple fragment qui reflèterait son état de grâce. C’est la première réaction qui naît spontanément dès que l’on rencontre cet artiste.  L’homme dans son entier, les épaisseurs imprévisible de sa personnalité, échappent certainement au tracé d’un profil rapide. Cependant, au milieu de l’ample flux de chaleur et de tension qui submerge, dans un rapport dialectique tenace, l’homme, le personnage et l’artiste, quelques notes plus élevées, plus harmonieuses et pénétrantes se détachent et créent à elles seules un concert magnétique.  Et c’est précisément la musique, dans ses valeurs essentiellement abstraites, que la présence de Sécan suggère comme référence immédiate.  C’est un homme plein d’harmonie.  C’est un homme plein d’amour.  Avant de parler, il remercie ; avant même d’arrêter sa pensée sur un objet, sur une personne, il en tombe amoureux. Cette sensibilité tendue, cependant, a une manière particulière de se manifester, faite de simplicité et de douceur, et elle est aussitôt rattrapée par une inquiétude de la pensée qui fouille dans la nature et sur les visages, dans l’univers et dans les petits objets, en même temps, à la recherche d’une solution à un problème lancinant.  Alors la conversation s’écoule fragmentaire, la rigueur logique de la pensée se brise en mille étincelles de curiosité, de gentillesse, de pudeur.  Sécan, tandis qu’il parle de lui, parle de l’homme qu’il a devant lui, il alterne le récit de ses longs solfèges poétiques avec les questions les plus incroyables et les plus ingénues, comme s’il cherchait humblement une preuve, un éclaircissement, à son sujet et au sujet de son art, comme s’il était prêt à recommencer, avec une nouvelle réflexion et un nouveau point de départ, le cours de sa recherche.  C’est donc un homme d’une générosité étonnante, disponible pour chaque silence, chaque frémissement, chaque sourire, disponible pour chaque dialogue, pourvu qu’il en sente la chaleur et la simplicité.  Mais il y a une racine puissante, située au cœur de cette douceur et qui maintient Sécan dans une zone raréfiée aux limites infranchissables.  Et il ne s’agit pas seulement de sa grande culture, ni du caractère multiforme de ses riches expériences.  Il s’agit de la conscience : pivot précis, solide, point de départ et de référence de tout son monde.  C’est l’axe autour duquel tourne, en même temps que Sécan, celui qui croise son chemin et qui l’accompagne pendant quelque temps.  Mais quel genre de conscience ? Une définition apparaît difficile, par crainte d’en limiter les contours, ou de la diminuer en lui donnant une étiquette banale.  Elle se manifeste toujours sous forme de connaissance d’une énergie active propre au sein des différentes évolutions qui composent la civilisation et l’histoire, fragments à leur tour d’un processus universel incommensurable. C’est cela la présence de Sécan, témoin inquiet et protagoniste conscient du mouvement qui nous enveloppe et nous transcende et dont il impose constamment la pensée, avec sa douceur étonnante. Sous cette lumière, Sécan apparaît donc comme un initié : le dépositaire de la clé de la vérité. C’est aussi le témoignage de ses plus récents grands cycles de peinture.  Il s’agit chez lui d’un processus de pensée irréfutable.  Au départ, cela a été la prise de conscience de l’espace, la vision du chaos.  Mais d’où vient ce néant ?  D’où vient cet univers ?  Et quelle est l’essence du chaos ?  Sécan a alors comme une illumination, avec lucidité il sent que dans le néant, de toute façon, il existe un espace dans lequel un crayon peut se tenir. Voici la première prise directe avec son travail.  Et c’est justement de là que commence le moment de certitude : la recherche a mené Sécan à la conviction que le néant n’existe pas.  Il existe plutôt une autre équation à partir de laquelle le néant est égal à tout.  Le cercle est brisé.  Du noyau central de la concentration se libère, sous l’influence du temps, comme une force centrifuge qui agit suivant un mouvement tourbillonnant ; et chaque point du tourbillon possède un mouvement intérieur en forme de spirale : toute la vision de l’artiste se dilate dans une suite rythmique d’énergies.  Et à partir de la pensée, la peinture éclot en se dilatant.  Le centre du mouvement a un poids spécifique à partir duquel la couleur  jaillit : la valeur magnétique du rouge glisse, dans un mouvement tourbillonnant, vers des nuances plus claires et légères jusqu’à atteindre le blanc.  Le blanc, en tant que tel, a besoin de toutes les couleurs, de même que le néant est formé de tous les éléments.  Le même processus analogique se répète entre la lumière, ensemble d’éléments préexistants, et  l’homme.  Voici donc comment à travers un processus analytique difficile, Sécan retourne à la vie contingente.  Un émotion renaît, un nouveau cycle créatif prend forme et est représenté dans la série des Réactions.  Quand Sécan raconte son long voyage intérieur, il semble vouloir se justifier devant celui qui l’écoute.  Et il s’interrompt, en évoquant comme pour se défendre, quelque souvenir pathétique de ses années de formation.  Pour que l’on ne s’effraye pas de sa conquête de la liberté, de son audace.  De sa mémoire surgissent alors les images enfumées des cafés parisiens, où le jeune homme qu’il  était se rencontrait avec les plus grands peintres de l’époque, en s’approchant petit à petit de l’atmosphère particulière de leur vie tourmentée.  Les souvenirs s’enchevêtrent : les premiers pas dans la philosophie de Spinoza, de Kant, les rencontres musicales avec Klee.  À ce même processus de formation et à cette phase de choix, il faut rattacher également la ferme volonté de Sécan de se soustraire à l’esclavage du rapport  avec les marchands.

Après avoir conclu ce premier cycle, le jeune artiste parcourt le monde, fait des portraits, s’abandonne à la nature.  Quelque chose semble agiter soudain ces souvenirs.  Et il raconte ses fatigues, ses recherches, la lutte quotidienne contre l’habilité naturelle à cueillir un visage, une attitude.  Cela a dû être très fatiguant, très énervant ; c’est l’âme qui doit chanter, c’est l’esprit qui doit guider la main dans l’acte créatif.  Grâce à cette dure discipline, Sécan a pu affirmer sa liberté d’invention et de transfiguration même, en mettant en relation la sollicitation de l’aspect extérieur des choses avec l’élan intérieur.  Et c’est aussi l’attitude de Sécan devant la Nature.  Envoûté par la contemplation des nuages d’un vaste coucher de soleil, du jeu changeant de l’eau et d’un enchevêtrement de feuilles, Sécan a vécu une longue saison studieuse qui l’a entraîné dans une dimension magique ; en perdant progressivement la sensation de l’espace et du temps, il s’est plongé, toujours plus intensément, jusqu’à la symbiose totale, dans la nature ; mais au moment même où il s’y perdait, c’est lui-même qu’il retrouvait : l’écheveau lumineux de ses sensations, comme s’il avait été régénéré par ce fluide faisait déferler alors, dans un acte immédiat de libération, la note transfigurée de ce vaste concert.

Sécan a dépassé aujourd’hui cette phase d’abandon à la nature.  Mais sa liberté de création, son ouverture poétique est telle que dès que se présente un rencontre magique avec un paysage, une fleur, un visage qui l’invite, aussitôt dans sa peinture revient le moment des transfigurations.

Cela aussi dénote la grande liberté et l’équilibre profond de  Sécan ; cela aussi naît directement de ce point ferme et constant de son être et de son devenir.   Écoutons maintenant quelques-uns parmi les nombreux critiques en renom qui ont analysé la peinture de Sécan et suivons-les dans les amples volutes de cette riche histoire.

Notre réflexion au sujet de Sécan en parcourant sa dimension humaine, ne peut que s’arrêter à la source de ses raisons poétiques.  Mais avant de poursuivre le cours impétueux de son fleuve, nous voulons lui dédier une image qui nous semble venir tout droit de son univers ; il s’agit de paroles de Shakespeare dans «  La Tempête » :

« … We are of such stuff

As dreams are made of, and our little life

Is rounded with a sleep…»

Dans ces vers Sécan retrouve certainement quelque germe de ses inquiétudes.

Nous avons parlé de la grande liberté de Sécan.  Garibaldo Marussi en cueille la valeur et présente aussi le Maître dans sa création artistique et dans ses choix :

« Il faut connaître l’homme Sécan pour comprendre le personnage et l’artiste.  Discret et réservé, parlant peu de lui-même et de son art, Sécan travail en silence, perdu dans ses rêves et ses fantaisies.  Il est écrivain et critique, musicien aussi à cause des vacances qu’il s’accorde sur le clavier. Un homme complet du point de vue intellectuel et par là même très jaloux de sa liberté, ce qui rend très difficiles ses rapports avec les marchands.  Sécan ne veut pas avoir des impositions, ni subir des contraintes.  Récemment, il s’était engagé pour une série d’expositions aux États-Unis Tout avait déjà été fixé : galeries, lieux, dates.  Mais une soudaine résipiscence, le souci de devoir se soumettre à des choix, à des directives, l’a poussé à tout décommander.

En fait, nous pouvons affirmer que Sécan tend à maintenir sa propre liberté et, ainsi qu’il l’a écrit récemment dans une revue française, il n’entend pas ‘ se plier à un genre défini ‘. Car - déclare-t-il ‘ pour opérer en parfaite harmonie avec soi-même, il suffit de trouver l’occasion d’un dialogue avec ce qui nous entoure.  La matière poétique trouve alors, d’elle-même, sa forme, qui peut être abstraite, informelle ou pas.  Tout dépend de ce qu’elle a en elle-même et de la charge émotive du sujet. »

C’est une affirmation qui trace les contours d’un être d’exception.  Et la peinture de Sécan en est bien le reflet fidèle, personnel et incomparable.

Ce sont ses réflexions qui ont suggéré à Raymond Charmet ces lignes : «  De nos jours où la controverse entre art abstrait et art figuratif a crée tant de malentendus, l’œuvre de Sécan apporte un témoignage nouveau, profond, particulièrement lumineux, sur l’essence pure de la peinture.  Les toiles de Sécan sont des projections de l’âme sur la nature, si intimes et si intenses que les limites traditionnelles des écoles s’effacent et on a affaire à une création personnelle où la réalité et l’esprit retrouvent leur unité primitive et fondamentale.  Le spectacle du vaste monde, de l’Italie et de la France, de l’Asie et de l’Europe, des mers et des montagnes, que Sécan a parcouru  et regardé avec une passion dévorante, lui a donné le sentiment du cosmos, où vibre une force absolue, où résonne une musique éternelle.

Cet élan insondable que l’on appelait dans l’Antiquité le Grand Pan et d’où les modernes captent les énergies terrifiantes, Sécan le puise au plus profond de son cœur, aussi bien devant les fureurs déchirantes d’un ciel orageux que dans la douceur vertigineuse d’une lande nostalgique.  Parmi les Informels de notre époque, nombreux ont été ceux qui ont regardé avec émerveillement et admiration les œuvres de Sécan et qui rêvent, dans leur esprit, de recréer systématiquement ce paradis perdu.  C’est avec son cœur dans un isolement résolu, avec une modestie douce et admirable que Sécan a entrepris, tel le cavalier mystique, le pur Parsifal, de retrouver la route du Graal enchanté.

Sur ses toiles, où frémissent des nuances ténues, où les formes s’exaltent et se lient comme les ‘filles-fleurs’, où la ronde des éléments se brise inlassablement, le grand mystère de la pesante terre métamorphosée en vive lumière nous apporte le pressentiment  du grand secret, l’infini permanent. »

Mais il faut se familiariser avec Sécan pour pouvoir sentir combien lointaines sont les nervures de son tissu poétique.  Cet ainsi que Waldemar George a suspendu dans le temps le souvenir de sa première rencontre avec le Maître :

« J’ai rencontré Sécan autour des années 1933-1934, quand Jaques Guenne dirigeait l’ Art-Vivant. Que d’années depuis… Georges Sécan me semblait trop jeune, mais il dessinait déjà avec exaltation et il peignait avec élan.  Dans les ruines de ma bibliothèque, saccagée pendant l’Occupation, j’ai retrouvé des feuilles de papier d’Ingres recouvertes de ses dessins.  J’ai conservé précieusement le portrait qu’il fit du poète Max Jacob, portrait sobre et expressif.  Ce portrait est l’ ébauche de celui qui se trouve au Musée de Quimper, et qui conserve dans son intégrité  le visage du dernier paladin du monde occidental, mort dans le camp de Drancy comme un saint et comme un martyr chrétien.  C’est connu, Sécan aime se refléter et s’inspirer du milieu naturel qui l’entoure.  Peint–il des paysages dans le sens traditionnel du terme ?  Absolument pas.  Il engage un dialogue avec les forces de la terre.  Ses interprétations singulières de la nature ne sont pas des reflets de la réalité telle qu’elle se manifeste à nos sens et à notre connaissance. À l’opposé des Impressionnistes, il fait table rase de cette lumière éternellement changeante qui pulvérise tout ce qui est solide et réduit la matière à l’état d’un corps fluide ou d’un corps vaporeux.

Au contraire des Primitifs du Nord, il ne fait pas l’inventaire des objets qu’il a devant lui.  Il n’exprime ni leur poids, ni leur densité, ni leurs valeurs tactiles.  Il contemple l’univers avec les yeux purs et fascinés d’un visionnaire.  Il l’anime, il lui insuffle un élixir de vie et il le spiritualise.  Tandis que la plupart de ses contemporains conçoivent le tableau comme une surface recouverte de couleurs assemblées dans un certain ordre, Sécan la rend humaine en la dramatisant.  Les fleurs de Sécan sont des fleurs légendaires, elles ont la beauté des insectes diaboliques aux ailes phosphorescentes.  Ces fleurs vénéneuses s’opposent absolument au végétaux des planches de botanique.  Elles sont issues d’un recueil de merveilles.  Elles dominent comme dominent les fées et les incantations.  L’ange du bizarre, qui le guide et qui veille sur son destin, entraîne Sécan au-delà des scènes de la vie silencieuse.  Les chimères le séduisent.  Dominé par le charme, Sécan franchit, tel le héros de Dante, le seuil de l’empire infernal des damnés.  Mais les ténèbres dans lesquelles il pénètre n’ont pas le pouvoir de freiner son élan.  Il les traverse résolument et il aborde dans un royaume céleste inondé de lumière. »   Dans cette alternance de thèmes, Sécan vit sa recherche agitée, riche de contrastes intérieurs.  On en a déjà cités quelques-uns.  Voici comment Claude Roger- Marx perçoit Sécan :

«  Il y a chez Sécan une lutte héroïque entre le virtuosisme exceptionnel, le dynamisme et l’élégance de ses dessins, de ses pinceaux – qui ont contribué au grand succès de ses portraits, de ses paysages, de ses natures mortes – et l’ambition qui l’anime et le pousse à aller au-delà même de ses succès, de vaincre ce que Delacroix appelait ‘l’infernale commodité du pinceau’,  renonçant  à tout artifice de la matière, quel qu’il soit, à n’importe quel effet.  Cet homme inspiré, qui connaît profondément le pouvoir de l’huile, qui traite en virtuose la fusion des couleurs, aussi bien lorsqu’il joue sur les glacis que lorsqu’il écrase avec le manche du pinceau un jet ferme de mélange, cet homme parvient à rivaliser, quant à la rapidité, avec celle du rayon de lumière, du flux qui monte, des nuages chassés par le vent.  Son élan rassemble à celui de la fleur qui se tourne vers la lumière.  Il ressent profondément et il nous fait partager – en emprisonnant victorieusement de grands espaces – ses angoisses et ses passions tourmentées. »  Citons maintenant ce que dit Raymond Charmet lorsqu’il trace un profil délicat et complet de l’artiste : «  Il est des moments pendant lesquels le tumulte oppressant du monde moderne, son implacable progrès scientifique et mécanique, sa prolifération quantitative et ses triomphes matériels nous laissent insatisfaits, remplis de doutes et de secrète nostalgie.  Alors nous nous adressons aux poètes, aux musiciens, aux peintres qui nous apportent ce ‘supplément d’âme‘  que le philosophe Bergson invoquait à l’aube de ce siècle.  Parmi les artistes qui nous révèlent, au-delà de l’immensité extérieure, l’infini du monde intérieur, l’un des plus attachants est bien le mystérieux Georges Sécan. 

«  Citoyen du monde et gentilhomme de la peinture » ainsi qu’on l’a appelé, Sécan possède une personnalité extraordinaire, discrète, modeste, extrêmement généreuse et active, une culture raffinée, une sensibilité qui atteint le paroxysme, un amour sans limites pour la nature et pour les hommes.  Grand voyageur, il a parcouru le Nord et le Midi, l’Italie, à laquelle il s’est beaucoup attaché, et les contrées lointaines de l’Asie et de l’Afrique.  En lui se réalise vraiment le cas exceptionnel d’un homme international, non pas superficiellement mais en profondeur.  L’art de Sécan est à l’image de l’homme.  Il ne dépend d’aucune école, il n’appartient à aucun pays, il est au dessus de tous. En lui nous retrouvons à la fois un métier très élaboré qui s’est formé d’abord en France, puis en Allemagne – et qui a été poursuivi et approfondi régulièrement au cours d’une carrière d’une trentaine d’années – et simultanément, conséquence d’un tel travail, une liberté extrême, de sorte que sa peinture intègre dans une synthèse superbe le réalisme et l’abstraction ; ce qui a retenu même l’attention de Paul Klee, avec qui il a travaillé, et du groupe des Informels.  Deux éléments la caractérisent : une rapidité fulgurante, aussi bien dans les tableaux immenses que dans les toiles toutes petites mais aussi complètes que les grandes, et une parfaite économie des moyens.  Il lui suffit pour peindre d’avoir trois gros pinceaux et six couleurs, soigneusement préparées par lui-même en faisant cuire des coquillages pour obtenir une matière inaltérable : un blanc de zinc, une terre brûlée, un jaune citron, un bleu d’outre-mer, une laque et un minium.  En les mélangeant subtilement, il obtient les nuances les plus délicates, en associant une unité d’ensemble sure et harmonieuse, aussi bien avec des gris foncés et raffinés relevés par  des blancs éblouissants, qu’avec des ocres pourpres qui s’alternent à des bruns somptueux.  La fraîcheur de l’ébauche est obtenue non pas à partir de la gaucherie ou de la pauvreté arbitraire et théorique, comme c’est le cas chez la plupart des peintres contemporains, mais grâce à la sûreté infaillible de la connaissance technique : voici le secret de la peinture de Sécan.  C’est ainsi qu’il domine la difficulté du métier, en se montrant sévère envers son œuvre, en éliminant impitoyablement tout ce qui n’est pas parfaitement ‘réussi’, Sécan peut alors exprimer à l’aide de la peinture ce qui le touche le plus profondément et qui donne un sens à ses toiles.  Pour lui les choses ont un langage que la plupart ne peuvent comprendre, à cause de l’aridité de leur cœur, de leur égoïsme sensuel et matériel qui les rende sourds.  Sécan, lorsqu’il peint, est souvent obsédé par la musique, car pour lui les nuances de la peinture correspondent à celles de la musique.  Cette assimilation des deux arts, qui a été le souci de nombreux peintres modernes, et en particulier des peintres abstraits, est aussi celui de Sécan.  Mais il ne la trouve pas comme eux dans des jeux superficiels de rythmes.  Ses toiles ne ressemblent pas à la Suite en rouge et bleu de Kupka, le premier tableau abstrait : elles harmonisent les résonances et les nuances différentes, tout en conservant leur caractère propre, et le résultat est une symphonie picturale qui touche l’âme.  Les thèmes représentatifs, autrefois dominants, apparaissent désormais  de temps en temps dans l’œuvre de Sécan, pour qui tout dans l’univers est intimement humain.  Ses ‘marionnettes’ de 1946 lui ont été inspirées par le sentiment de la fragilité de notre espèce, qu’il sentait pendant la dernière guerre mondiale, quand la société devenait comme un ballet de fantômes sur une scène provisoire.  C’est la comédie de la vie qui se déroule quotidiennement devant les yeux du philosophe. Le sujet essentiel de Sécan est souvent dans la nature déserte, immense, dans laquelle les éléments composent un drame éternel et mystérieux.  En face de ce monde si pesant il éprouve un découragement intérieur dont on perçoit tout le frémissement dans les touches palpitantes de son pinceau.  Ce sentiment des grandes forces cosmiques est très rare dans la peinture occidentale.  Dans l’Antiquité on appelait ‘Grand Pan’ la force vertigineuse du cosmos que les hommes essayent de capter pour des usages d’une efficacité terrifiante.  La fonction de l’art, qu’un peintre aussi profond que Sécan a compris, consiste à nous situer à nouveau devant cet univers infini qui nous enveloppe si intimement et qui oublie notre civilisation mesquine et momentanée, étourdie par des illusions bruyantes.   Delacroix n’avait-il pas déclaré : ‘ Je suis pour l’infini, contre le fini’ ?

L’œuvre de Sécan fait partie de celles qui nous livrent un message et qui est d’autant plus important qu’il ne se limite pas seulement à une rébellion ou à un renoncement comme tant d’autres, ou à une subtile mais fictive invention de l’esprit.  Dans l’art de Sécan il y a une résonance du cœur, une inclinaison sensible pour la réalité qu’il domine sans cesser de la regarder, de la caresser affectueusement, de sort que le détachement des mystiques asiatiques, de même que le pessimisme amer des romantiques de XIXe siècle, lui sont étrangers.  Il y a dans sa peinture un accent de bonté et d’amour qui fait vibrer les couleurs et les formes avec une secrète ivresse dans laquelle on sent l’espoir, toujours vivant dans le cœur de l’homme, de retrouver le paradis perdu dont l’art restera toujours le meilleur témoin et le dernier poète. »

Rien n’échappe à l’attention courtoise, à l’amour.  Et certainement, parmi les nombreux envoûtements, ceux du paysage et du tempérament italiens touchent le plus sa sensibilité.  Garibaldo Marussi l’évoque ainsi :  «  Le cas de Georges Sécan, ce peintre subtil et fascinant, amoureux du paysage italien et de notre peuple, qui se promène en flânant dans les plaines du Pô  pour en saisir le sens le plus secret, le plus métaphysique, pour en capter les aspects les plus mystérieux et saisissants, recèle quelque  chose d’étonnamment pathétique.  C’est comme s’il était mû par un appel musical, quelque chose d’extrêmement intime et d’ineffable, pour saisir et traduire cette lumière et cette luminosité qui le fascinent et l’intéressent, miracle de découverte infiniment renouvelé. »

Mais Sécan est un peintre et un peintre moderne, il sait donc utiliser pertinemment son esprit romantique inné, atteignant de la sorte un équilibre exceptionnel entre la raison et l’enthousiasme de l’imagination libre qui transfigure, en les traduisant, les aspects du réel.

Il faut s’approcher de Sécan pour se rendre compte de quel étoffe il est fait.  Il faut l’approcher pour découvrir son impatience toute gentille qui est à la base de son caractère et qui ne lui permet pas une conversation prolongée avec son interlocuteur, car son intérêt se trouve ailleurs, il est dans le dialogue qui dure depuis de longues années avec cette amante exclusive qu’est la Nature, dissimulant sa timidité, cachant l’élan trop émotif de ses sentiments.  Ses œuvres sont des lambeaux arrachés spirituellement au vrai, des vols commis à l’insu de Pan : fragments d’univers. 

«  Nous comparerions volontiers à Prométhée – écrit-on dans une revue française importante – cet apprenti sorcier, cet alchimiste en quête de la pierre philosophale… »

Pour Sécan l’art apparaît comme une divinité bifrons : une face reflète la réalité extérieure, le réel ; l’autre face, la réalité intérieure, l’esprit.  «  Dans sa peinture – écrit Jean-Paul Crespelle  dans France-Soir – on perçoit le sens immédiat et le sens secret, profond, de ce monde tragique qu’est le sien, que l’on peut découvrir, à condition d’aller au-delà des apparences.»  Comme Delacroix, Sécan, grâce à un long apprentissage, a pu s’approprier les moyens qui permettent de dominer la puissance expressive.   Et ces moyens, il les dirige, il les manie, comme un directeur d’orchestre.  Dans ses toiles, où se niche souvent le silence, on perçoit une atmosphère musicale, organisée par les rythmes.

Ce n’est pas par hasard que Delacroix avait eu l’intuition que la peinture, quelques fois, rejoint la musique, dès que la logique est dépassée, quand les frontières ‘précises et limitatives’ sont brisées.  Et il notait : « Supériorité de la musique : absence de raisonnement… charme exercé par elle… »

Et pour parler de la technique de Sécan et de Delacroix, je cite le jugement d’un critique très connu qui écrit : «  Nous avons noté ( lors de la récente exposition de Boldini) l’éblouissement rapide du trait de Sécan tandis qu’il  ‘ s’amusait’ disait-il, à reproduire quelques-unes des huiles du peintre de Ferrare, et cela en moins de temps qu’il ne nous en fallait pour les regarder.   La leçon de Delacroix est donc vraie : «  Si vous n’êtes pas capables de tracer le croquis d’un homme qui se lance de sa fenêtre pendant que son corps tombe du quatrième étage, vous ne serez jamais capables de réaliser des œuvres plus importantes. »

Sécan trace des coups de pinceau rapides et sûrs et avec une grande vigueur plastique qui tiennent du prodige.  On dirait que Sécan touche et fait vivre magiquement les choses les plus insignifiantes, à cause de la véhémence avec laquelle il capte et diffuse la lumière en appuyant sur les couleurs – souvent même l’embout du pinceau s’imprime sur la toile.

Il faut pénétrer l’intimité de son monde plein de rêve et d’élans poétiques.  Un monde qui ne peut appartenir qu’à un rêveur, qu’à un poète.  Et en voyant avec quelle délicatesse et quelle harmonie, avec quelle intensité cet artiste fait chanter la toile et les couleurs qu’il dispose comme s’il s’agissait d’une partition, nous disons spontanément : Schubert, Chopin, Debussy sont à part, tous différents, tous avec leur personnalité.  Et nous voyons Sécan à la fois compositeur de musique sacrée et profane, destinée au temple de l’art, et orchestrateur enthousiaste de … couleurs.  Couleurs-musique : Schubert, Chopin, Sécan, Debussy et toute une suite de créatures souveraines et de faits qui sont l’expression suprême du beau. 

Les dispositions de Sécan pour la musique sont essentielles à sa peinture, sans en être une conséquence.  Et c’est précisément à cause de cela que l’on peut rapprocher les tons de sa peinture à autant de valeurs musicales.  C’est l’ineffable qui fait son apparition.  Il s’agit en effet pour Sécan de rappeler des profondeurs de ses contemplations prolongées et de son être, des émotions bouleversantes qui expriment l’indicible…

Et puis, comment un poète peut-il se défendre de la langueur particulière d’un moment, de l’éclat soudain de l’orage, du vent qui déchire les nuages ?  C’est en vie de découvrir un sens nouveau, inédit, nous avait déjà été révélée  par Baudelaire :

« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?

Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »

et, plus proche de nous, Apollinaire renchérissait sur la nécessité de s’approprier :

« …De vastes et d’étranges domaines

Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir. »

Sécan a quelque chose de mystique. C’est un mystique comme on peut l’être de nos jours, persécuté par l’immédiateté des manifestations de notre extraordinaire, fascinante, mais ennuyeuse, civilisation des machines. 

J’entends un mystique non pas par réaction mais par nécessité intérieure et, précisément, à cause de cela, avec une attitude particulière devant la fuite toujours plus rapide du temps.  En 1948, Sécan écrivait dans Kunsthefte : «  L’homme, toujours plus éloigné de lui-même et s’écartant toujours plus des lois éternelles qui gouvernent et décident de sa propre vie, toujours plus déchaîné dans ses fausses passions dignes de Babel , cet homme a perdu la notion du Nouveau – le sens sublime de la vie. »  Des paroles de Delacroix reviennent à la mémoire, comme un avertissement. «  La nature réserve aux grandes imaginations des hommes à venir plus de choses nouvelles à dire sur ses créations qu’elle-même n’a crée de choses. »

Confessions, semblerait-il, expressément écrites pour Sécan.  Le paysage qu’il reproduit, de même que ses fleurs, jaillit de sa mémoire, purifié des éléments sensoriels qui deviennent un événement inauthentique, un ensemble de détails secondaires.  La transfiguration va au-delà du possible, c’est- à-dire  qu’elle dépasse la connaissance.  D’où le sens de nouveauté de ses représentations ; d’où le charme subtil qu’elles transmettent à celui qui les regarde et qui en est touché.   En renonçant à la facilité, et à l’envie presque, d’une interprétation de la nature, en sacrifiant le plaisir de peindre sur l’autel de la sensibilité à l’état pur, Sécan fait vivre pour nous un monde fantastique, dans le silence duquel nous avons l’impression d’attendre l’apparition de la vérité ; cela devient le message d’une autre vie : la révélation du mystère.  La plénitude de cette vision constitue comme une apothéose de l’univers et donne le sens et la dimension de ce que Claude Roger-Marx – l’illustre critique du Figaro Littéraire – a défini : «  Une sorte de sainteté que l’on voit dans les yeux de Sécan. »

Ainsi, dans ses toiles, harmonie et impression s’accordent avec une facilité inégalable et la sensibilité des sens est dominée par la sensibilité de l’âme qui, elle, est éprouvée par d’angoissants problèmes. «  Avec l’aspiration frénétique – confesse Sécan – de s’exclure du Temps, de s’arracher à la cage des sens vers un Nouvel accord. »  Et pour en revenir encore à la musique, je vois Sécan s’abandonner tristement à son clavier dans le règne des notes célestes.   De sorte que chaque accord de Sécan devient une mélodie. Giorgio Kaisserlian ajoute :

«  Georges Sécan donne toujours des apports précieux aux moments les plus vifs de son art. Sécan va jusqu’au fond de lui-même, il a surtout écouté les mouvements les plus intimes de sa mémoire et de son cœur.  Ce qui jaillit de prime abord de ses tableaux c’est presque toujours une vague rythmique et musicale de thèmes picturaux purs. Mais ces thèmes maintiennent un rapport étroit avec la réalité : il y a le ‘ chant du coq’ qui déchire le silence de la nuit et annonce la lumière imminente de l’aurore, il y a la lutte inexorable, terrible, des éléments qui s’affrontent mortellement, il y a l’élévation des âmes en prière qui aspirent au divin, il y a le rythme à la fois plastique et vibré d’éléments qui s’apaisent avec une harmonie suprême, obéissant à une volonté plus grande d’ordre et de lumière.  Au course de cette période ardente et expressive, Sécan nous apparaît comme étant l’adepte d’une peinture qui veut atteindre les émotions les plus profondes afin de secouer l’âme pour l’élever jusqu’à la lumière. Sécan, en quelque sorte, affronte avec des instincts très modernes le monde des visions, en essayant de cueillir dans chaque contenu auquel il touche, l’essence temporelle et émotive d’une présence cachée, que son inspiration révèle et dont il nous livre les battements et les frémissements les plus intimes.  Sécan, dans toutes ses œuvres, nous entraîne vers une présence intérieure, qui vibre à l’unisson avec le cosmos. »

Cependant, il ne s’agit pas seulement d’un mouvement intérieur.  C’est aussi le dépassement de lui-même ; grâce à l’étude, la recherche, l’effort.  Ce sont ces aspects de Sécan qui attirent l’attention de Renato Giani : «  Engagement de la peinture et non pas, comme on dit d’habitude, peinture engagée.  Celui qui peint est toujours et constamment engagé, à un résultat principalement, à une recherche, à une découverte ou à une re-découverte.  Sécan est du nombre de ces observateurs, parfois mutins, qui passent indifféremment d’un portrait très fin et important à une composition plus libre et sans frontières, dont les effets se font sentir au-delà d’une limite mesurable temporellement.  Ses expositions, en revanche, font date, et on s’en souvient bien qu’il soit plus difficile de se rappeler de la sinuosité multicolore de quelques-uns de ses titres, joyeusement ironiques : ‘ Attente bouleversante…’, ‘Sacrifice et vocation’, et d’autres encore, expressions littéraires en apparence, marquées par les couleurs de sa palette.

Mais il ne s’agit pas de littérature dans ces titres, ils appartiennent plutôt au contexte d’une tradition sentimentale et intellectuelle Parisienne qui autorise toutes les possibilités de fuite et d’évasion, mais surtout de retour, en tant que méditation sur les valeurs du timbre d’une variation ininterrompue du langage parlé, qui caractérise la bonne peinture. Tantôt figuratif et paysagiste, porté vers les ’ vastes horizons accablants, aux nuages orageux et dramatiques ‘, ainsi que Marco Valsecchi, puis Dino Buzzati l’ont écrit, tantôt submergé par une nécessité exaspérée et optimiste d’affronter et de déclarer par des moyens non-figuratifs et presque abstraits une indépendance personnelle et une exigence absolue de veiller sur sa liberté d’homme et d’artiste ;  la nature de son tempérament est présente comme une ligne constante sur laquelle il est possible de situer tout un itinéraire de moyens d’expression qui convergent vers ce qui restera à jamais l’essence éternelle de la peinture, c’est-à-dire, être et rester peinture, et pour le peintre, être et rester peintre, quel que soit le registre adopté, le monde interprété, les inventions ou les fantaisies, afin que la légende ou l’auréole de l’artiste acquièrent couleur et vitalité.  Sécan est un peintre, et la violence douce de ses tableaux n’est qu’une sorte de libre épanchement et d’affirmation vibrante de toutes les libertés auxquelles civilisation et culture à la fois nous ont habitués.  L’art n’est pas fait de mots, mais de silence et de mystère.  Sécan interprète l’un et l’autre et il en fait de la ‘ peinture’.  Voila pourquoi, en nous référant à lui, nous utilisons l’expression ‘ engagement de la peinture’ plutôt que d’autres formules à la mode aujourd’hui. »  Un élément très important et qui mérite d’être souligné, c’est que Sécan est le seul parmi les peintres contemporains qui n’ait pas été aidé et lancé par les marchands des tableaux et les galeries.  Ses œuvres sont très demandées et lors des grandes ventes internationales, elles touchent des niveaux de premier ordre.  L’art de Sécan s’est imposé tout seul. Giorgio Mascherpa note : « Sécan est parmi les personnages les plus déconcertants de la peinture contemporaine : il est en dehors de tout courant artistique et pourtant les plus grands critiques ont parlé de lui ; il est capable de faire un portrait cueilli sur le vif en l’espace de quelques minutes et de flâner de par le monde des années entières, mais de temps en temps il aime s’isoler du monde et des hommes, pendant des mois et des mois, pour se retirer dans une lointaine maison de campagne pour peindre seulement, utilisant ses couleurs spectrales, mystérieuses, qu’il aime fabriquer lui-même au moyen d’alchimies secrètes. »

Sécan qui, semble-t-il, voudrait quitter l’Europe pour l’Amérique, a eu une existence tumultueuse et riche d’aventures.

Très jeune, il manifesta ses dons pour le dessin et il emboîta le pas à un oncle peintre qui lui apprit les premiers rudiments de l’art et de la technique picturale.  Et ce fut précisément afin de suivre cet oncle qu’il s’enfuit de la maison paternelle pour se rendre à Paris.  Là, pour subvenir à ses besoins  et pour étudier à l’Académie des Beaux-Arts sans rien demander à ses parents ‘ qui s’opposaient à sa vocation artistique’, il vécut de nombreux expédients, en faisant, par exemple, le portrait de ses camarades de cours sans signer les tableaux et les leur vendant ensuite, de sort qu’ils pouvaient dire qu’ils les avaient exécutés eux-mêmes.  Puis, il peignit pour des club privés des cartes de poker et des symboles du jeu et il exécuta ( grâce à la facilité prodigieuse de son pinceau) des commandes artistiques de toutes sortes.  Quant aux tableaux qu’il peignait par passion, il commença par les porter  chez un marchand qui les gardait en lui promettant de les montrer à des critiques d’art.  Toutes les fois que le très jeune peintre y retournait, il s’empressait de le renvoyer en le chargeant de châssis énormes et en lui disant de ‘ s’entraîner ’, cela sans jamais lui donner le moindre sou.  Ce fut grâce au livreur de la galerie, apitoyé par la timidité du jeune peintre, que Sécan ne mourut pas de faim et, sans lui, jamais il n’aurait appris la vérité la plus amère et la plus décevante que l’on puisse imaginer : le marchand vendait ses tableaux à des prix très élevés au milliardaires parisiens, et ses plus récentes œuvres se trouvaient presque chez les Rothschild.

Il en garda une rancœur sourde contre tous ceux qui spéculent au détriment des jeunes et de leur ingénuité.       Et de cela il se souvint bien des années après,  lorsqu’il exposa à Paris une femme nue

( symbole de l’art pur et désintéressé) avec des sangsues avides qui s’agrippaient  à sa douce peau, c’étaient les marchands sans scrupules.

Si la lutte pur la survie fut le thème obsédant de sa jeunesse parisienne, il ne faut pas oublier ses expériences sur la peinture ancienne, ses études sur Rembrandt, ses visites à Boldini, très âgé à l’époque, et auquel il se sentait lié à cause de ses dispositions naturelles pour le portrait et de sa prodigieuse facilité pour le dessin.      

 

 


 

 

Georges Sécan par Albert Schulz

 

Sur Georges Sécan il existe toute une littérature et l’on pourrait remplir des centaines de volumes. Si sur la peinture et la sculpture de Sécan – qui ont actuellement une cote très élevé – les critiques et les esthètes les plus importants et les plus réputés ont écrit depuis des dizaines d’années avec tant  d’enthousiasme et tant d’ éloges, cela n’est pas du aux galeries ou aux marchands, mais à l’art de ce peintre, à la valeur réelle de ses oeuvres.

Si je fais ce panégyrique de Sécan c’est parce qu’en parlant de lui, par hasard, avec un galeriste hollandais, je me suis rendu compte à quel point le destin d’un peintre est subordonné à l’opinion et à l’intérêt des marchands d’art.  Le fait qu’un grand artiste refuse de confier et de mettre ses oeuvres dans le circuit de vente prédisposé par de puissantes organisations d’art et par leur agents de presse, équivaut à être ouvertement combattu et boycotté.  Désormais, dans notre société de consommation, ce n’est plus la qualité qui compte, mais le nom.  Comme cela peut arriver à une marque de lames de rasoir qui, n’étant pas réclamisée et exposée dans les magasins appropriés, reste automatiquement ignorée même si elle est supérieure aux autres.  Quel commerçant ferrait l’éloge d’un produit qu’il ne possède pas ?

Toujours d’après mon ami hollandais, qui considère Sécan l’un des meilleurs peintres contemporains, le fait qu’il ait conquis nom et célébrité en dehors de toute organisation commerciale est un cas unique.

Je dois dire aussi que la nature a doté ce peintre, si génial et si modeste, d’une probité et d’une noblesse de caractère très rares de nos jours.

D’illustres critiques ont dit de lui qu’il est un homme complet du point de vue artistique, humain et intellectuel, qui travaille en silence,perdu dans ses propres rêveries et ses propres fantaisies.  Il vit loin des milieux mandains, des manifestations et des bavardages dans lesquels se complaisent les artistes.

Dans une monographie dédiée à Georges Sécan par Waldemar George, Raymond Charmet écrit : » Il est des heures où le tumulte écrasant du monde moderne, son implacable progrès scientifique et mécanique, sa prolifération quantitative et ses triomphes matériels nos laissent insatisfaits, remplis de doute et de secrètes nostalgie; alors nous nous retournons vers des poètes, des musiciens, des peintres qui nous apportent ce ‘supplément d’ame’, que réclamait déjà le philosophe Bergson à l’aurore de ce siècle. Parmi ces artistes qui nou dévoilent, par-delà l’immensité de l’univers extérieur, l’infini du monde intérieur, l’un des plus attachants est le mystérieux Georges Sécan.  Il possède une extraordinaire personnalité, discrète, modeste, extrêmement généreuse et active, une culture raffinée, une sensibilité poussée au paroxysme, un amour sans bornes de la nature et des hommes.  L’art de Sécan est à l’image de l’homme.  Il ne relève d’aucune école, il n’appartient à aucun courant, il est au-dessus de tous.  On trouve en lui à la fois un métier très élaboré, formé d’abord en France, puis en Allemagne, poursuivi et approfondi dans une liberté extrême, de sorte que sa peinture intègre, dans une étonnante synthèse, le réalisme et l’abstraction.

La fraîcheur de sa peinture, obtenue non pas à travers la gaucherie ou la pauvreté arbitraire et théorique, comme chez la plupart des artistes contemporains, mais – nonobstant qu’il crée en en état de grâce – par la sûreté infaillible d’une technique maîtrisée, voilà le secret de Sécan. »

Dans les vers que lui a dédiés le prix Nobel Montale, " Sécan vit dans un Paradis terrestre qui ne nous est pas accordé, nous les mortels " .

I’ai connu l’artiste de près.  Certes, il n’est pas un martien, mais avec ses pensées, avec sa philosophie asiatique – qui d’ailleurs lui apporte la concentration nécessaire pour sa création artistique – il participe beaucoup moins que nous à la vie terrestre que Dieu nous a donné.  Sécan ne fait partie d’aucun groupe de peintres, sa peinture est originale, elle est unique.  Les réunions, les manifestations artistiques n’existent pas pour lui et si vous le trouvez parfois dans un salon, au milieu des invités, je puis vous assurer qu’il est capable de regarder autour de lui et de vous fixer dans les yeux sans vous voir, pris comme il est à faire abstraction de tout, perdu dans une de ses sensations métaphysiques.

Si de nombreux  peintres contemporains parmi les meilleurs, dont Picasso, disent en parlant de leur art de ‘ne pas chercher’ mais de ‘trouver’, chez Sécan – qui à mon avis les dépasse en fantaisie et originalité – plus que chez quiconque, l’intentionnalité est totalement exclue.  J’ai vu peindre Picasso et j’ai vu peindre Sécan. Chez le premier, la manie de la recherche et l’intention de faire sont manifeste, tandis que chez Sécan tout jaillit naturellement d’une impulsion instinctive, sans ambiguïté, sans hésitations possibles.  Les grandes masses de couleurs qui s’amalgament et s’animent, comme pour refléter le magma psychique qui gît en nous, deviennent subitement une force vitale, créative, indépendante de la conscience de l’artiste.  Et sue la toile l’oeuvre se réalise d’une façon si naturelle qu’elle semble la manifestation flagrante d’un phénomène de la nature. 

On pourrait dire que la peinture de Sécan naît accomplie.  Tout se développe et se crée magiquement.  Grâce à une intense concentration, Sécan non seulement exclut la réalité et lui-même, mais il va au-delà des limites de la psyché, du subconscient habituel.  C’est un genre de contemplation métaphysique qu’il appelle « transprésence », grâce à laquelle il réussit à relier son «  savoir peindre » - désormais profondément acquis – à un instinct plus authentique et plus vital, à une forte impulsion projetée par des forces primordiales encore latentes en nous.  Dans la transe plus au moins intense qui l’entraîne, Sécan recueille des images et des impressions non seulement dans les couches les plus profondes de la psyché, du «  sub-subconscient », mais aussi dans la psyché la plus proche de la conscience.  Et cela avec la même fougue, avec le même dynamisme, jaillis de ces forces refoulées et oubliées qui font le vrai fond de l’homme.

Michel Tapié, le parrain de l’informel, un des promoteurs et des meilleurs critiques de la peinture abstraite, considère Sécan un des «  leaders » de l’art modern et dans «  Historiquement parlant » il écrit : «  Ce n’est pas le moindre mérite de Sécan d’avoir crée, dès les années 1942-’44, des oeuvres morphologiquement et lyriquement autres.   Sécan dépasse l’informel de ce fait qu’il le signifie artistiquement. »